Fatigue

Quatrième semaine - p.5

La vie, désormais, ne sera plus jamais "comme avant". Maintenant je suis oblitérée par la marque du cancer. Même avec une reconstruction prodigieuse, plus que mon corps, c'est mon esprit qui est marqué du signe astral maudit. Je ne suis plus insouciante comme une jeune fille.
Toutes les personnes que je côtoie qui ont eu un cancer, même très anciennement, ne nient pas de s'inquiéter de temps à autres d'une récidive, au moins au moment de leur contrôle annuel, de façon plus cuisante. Mais passer si près de la-mort-qui-tue, une maladie qui vous dévore incognito de l'intérieur, sans vous faire souffrir, et se trouve là, subitement, sans prévenir… Le risque de rechute, de récidive… Je ne suis pas sûre qu'il soit possible de l'oublier.
Je ne crois pas avoir peur de la mort. Je pense même que ce sera une expérience intéressante. Mais souffrir à nouveau, recommencer cet horrible parcours… Même seulement vivoter… Et je pense encore à Brel, qui ne voulait pas vieillir, qui préférait mourir. Je suis si proche de lui aujourd'hui. Et ça ne m'ennuierait pas de vivre aux Marquises non plus, d'ailleurs. Ni même d'y être enterrée.
Voilà où j'en suis, au moment où j'écris ces lignes : je pense que je me suis donné tout ce mal pour vivre, et que, peut-être, j'aurais préféré mourir. En finir avec cette vie où le soleil ne luit qu'un tiers du temps, où il faut sans arrêt se défendre pour avoir sa chance, où il faut vérifier la monnaie, où on écrase le petit pour mieux favoriser le gros… Si on pouvait tous gagner au Lotto !
J'espère sincèrement que je ne commence pas une dépression, qu'elle n'est que passagère, qu'elle est seulement "ce creux de la vague après un grand coup dur" dont me parle la kinésithérapeute.
"Visualise ce creux et visualise-toi dedans. Dessine-le, matérialise-le en céramique." Quand j'essaie de le visualiser, plutôt que de voir un chemin creux, un vallon, comme elle, je suppose, je vois un antre d'ours, une grotte où je me refugie, où je me blottis. Et je comprends que j'ai vraiment peur de ce printemps, de cet été. Je voudrais encore hiberner, ne pas devoir déjà faire face à la réalité, au monde extérieur, aux autres, à l'action, à ce sein manquant. Elle a sans doute raison : je dois laisser du temps au temps. Me laisser guérir tranquillement. Me reposer. Et voir se dérouler la vie, à son rythme, comme les plantes ou les animaux : ce n'est pas eux qui décident s'ils vont bourgeonner ou sortir de leur cachette d'hiver, c'est la vie.
Cool. Couche-toi dans ton antre, et attends. Confiance, vieille ourse !