Fatigue

Quatrième semaine - p.3

Pourtant, cette fois-ci, j'ai essayé d'être raisonnable : j'ai fait une sieste avant la kinésithérapie. Mais, comme mon amie kiné terminait sa journée par mes soins, elle m'a proposé une ballade en forêt. Et la forêt de Soignes est plus vallonnée qu'il n'y paraît… Je me suis donc époumonnée dans une côte dont je me souviendrai. Après… sieste, bien entendu, et couchée tôt.
Ces derniers jours, c'est à dire depuis jeudi, je dors environ onze heures par nuit et trois heures par jour. Y compris ce week-end, même si samedi je n'ai pas fait grand'chose. Souvenir de la ballade en Forêt de Soignes ?
Ce matin, par contre, j'ai visité l'exposition "Entreprise Breughel" avec une amie, en deux heures, puis café au Sablon. L'activité a largement dépassé mes espérances en énergie. J'en reviens liquidée. Sieste. Problème constant de doser mes efforts quand je suis accompagnée de bien portants.

De plus en plus, je me sens glisser vers la dépression, maintenant que le pire est passé. Jusqu'à présent, je serrais les dents, comme lorsque la tempête fait rage, pour sauver ma vie. Mais, maintenant, la tempête se calme, la vie est sauve… et il reste à identifier les dégâts. Ce qu'il reste du navire. Je me retrouve face au printemps, à l'été, à la vie qui continue, avec un sein en moins. D'autant plus présent que la cicatrice, qui témoigne de son existence passée, me fait de plus en plus souffrir, sous l'effet des rayons. Quand je marche, mes vêtements frottent en cadence sur la zone irisée.
Et ce sein en moins, qui me fait mal physiquement, pèse aussi mentalement, psychologiquement.
Tout à coup, je me rends compte que je continuerai à vivre, réellement, concrètement, "comme avant", dans la vie de tous les jours. Sauf que la vie sera "comme avant", mais que, moi, je ne suis plus "comme avant" ! La vie de tous les jours. Celle où je serai libre de partager de bons moments avec d'autres… Mais celle aussi où je ne serai pas libre, obligée du fait des contingences sociales d'être plus ou moins bien mise, dans une société où la maladie et la mort sont tabous. Car, avec l'automne viendra, probablement, le retour au boulot avec ses obligations. Avec un seul sein pendant un an53, et la nécessité de faire "comme si", de tricher, de biaiser, de porter ces foutues prothèses qui ne sont que rappel constant, matin et soir au moins, de ce qui n'est pas, de ce qui devrait être. Maintenant que je perçois clairement que la vie est sauve, maintenant, je me sens mutilée. La tempête est passée, mais le navire est sérieusement endommagé. Et je déprime.
Un seul sein pendant un an, de toute façon… Car la peau ne cicatriserait pas avant ce délai, du fait des rayons. Et dans un an, recommencer la boucherie ? Me faire charcuter par trois fois pour recréer un sein qui sera enlevé à nouveau à la moindre récidive ? Reprendre le boulot puis le quitter à nouveau pour recommencer les soins, l'hôpital, la kiné, la souffrance surtout ! Et pour quels résultats ? Un morceau de ventre dans le sein, un tatouage pour l'aréole et un morceau de chair rouge pour le mamelon ? ? ? J'essaierai de ne pas trop réfléchir… parce qu'en y réfléchissant, c'est "Non, au secours, surtout pas de ça pour moi, j'ai déjà donné" ! Mais l'alternative, c'est de rester "gauche", avec ce sein en moins.
Il faudra que je demande de voir des photos de reconstruction pour voir si je me décide. Ou peut-être qu'un Jules se profile dans ma vie ?
Demain, j'ai rendez-vous avec ma sénologue et je lui demanderai donc de me prescrire une prothèse. Si j'avais besoin de lunettes, -tiens à propos, ma vue s'est presque tout à fait rétablie54 !- je porterais des lunettes. Ou des prothèses dentaires, s'il me manquait des dents ; ou un bras ou une jambe artificielle… Mais voilà, mon sein ne me sert plus à rien puisque je suis maintenant ménopausée, et qu'il serait un peu sot de ma part, du haut de mes quarante sept ans, d'encore faire des bébés… Mais il me sert encore à me sentir bien ou mal dans ma peau… Et actuellement, je suis si mal dans ma peau.
Je suis donc triste et en colère. Triste et en colère de m'être battue pour me retrouver là, avec une vie pas folichonne, des enfants que j'aime et me le rendent gentiment mais pourraient faire mieux, le contrôleur de la TVA qui me cherche des poux sur un crâne chauve… Sans compter ma vie future, en forme de point d'interrogation…