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Fatigue
Si je ne pouvais dire qu’un seul mot, je répondrais "dormir". Comment parler de notre vécu sans parler de la fatigue ? Oppressante, douloureuse38 de façon sourde et quasi-continue, elle pèse sur le ventre, enserre la poitrine, se ressent partout dans le corps. Prison dans laquelle l’esprit s’excite comme un insecte pris au piège, puis se fatigue lui-même et s’abrutit. Prison aussi de la chambre à coucher, plusieurs jours durant.
Une amie médecin m’a dit que la fatigue du cancéreux est comparable à une marche de quarante kilomètres. J’ai observé qu’elle n’avait jamais fait de marche de cette distance, si bien que cela ne lui sert à rien comme référence. M'appuyant sur cette comparaison, je peux dire que, moi, j’ai déjà fait un exploit semblable, en un jour, en gravissant deux cols de montagne en plus (ascension du Mont Mézenc, puis un col des environs pour s'être trompées de versant en s'engageant dans la descente ! Et retour dans le village d'Ardèche). En rentrant, je devais encore me préoccuper des jeunes dont j’étais responsable, bobos, souper, veillée… J’avais dix sept ans et j’étais très fatiguée. Et j’ai bien dormi, un peu plus longtemps que d’habitude, le lendemain… Mais au réveil, j’étais à nouveau toute guillerette et, prête à recommencer dans un avenir proche, parce que l'aventure m'avait plue. J’ai aussi traversé la Manche en voilier, alors que le vent se transformait progressivement en gros temps. Continuer ou revenir représentaient des dangers équivalents, donc nous avions décidé de continuer. Dans des conditions de vie précaires, froid, humidité des déferlements ou de la pluie, manœuvres risquantes, nous brûlions notre énergie à notre sauvegarde, durant des heures, tard dans la nuit à cause des marées et des difficultés à faire une route optimale. Jamais, je n’ai ressenti ce que je ressens actuellement. Une simple fatigue physique, même en état de stress, n’a rien de comparable parce qu’elle est exogène : l’énergie vitale interne est entamée, mais par une cause externe ; dès qu'elle peut récupérer, elle se reconstitue rapidement et assez facilement par le repos. Ici, je suis littéralement épuisée. Je suis vidée de mes forces. Le traitement vous tue, pour quelques jours, mais pas complètement. Seulement les jeunes cellules et celles qui sont en fabrication. La relève n’est pas assurée pendant quelques jours… L’énergie vitale est supprimée. On vit sur l’ancien capital. Or, notre vitalité provient justement de ce bon rythme de régénérescence de nos cellules. Plus elles se reproduisent vite et bien, plus cela signifie que nous sommes dynamiques, jeunes, pleins de vitalité. Pour faire la preuve de ce que j'avance, je m'appuyerais sur la comparaison entre la vitesse de reproduction des cellules des enfants en début de vie et leur vitalité, et, à contrario, la lenteur de leur renouvellement chez les vieux et leur fatigue générale. Le corps est merveilleusement bien fait. Quand "on" nous tue toutes les nouvelles cellules avec la chimio, elles ne meurent pas toutes simultanément, ou, du moins, l'effet de leur mort ne se manifeste pas en même temps, parce qu’elles ont des rythmes de vie et de reproduction spécifiques. Donc, le chimioke se sent extrêmement mal, sans vitalité mais ne meurt pas et ne se reconstruit pas en un bloc. Par exemple : mes globules rouges, blancs et mes plaquettes chutent entre le huitième et le onzième jour, après elles se relèvent un peu (de moins en moins bien au fur et à mesure des cures, évidemment). Mes cheveux tombent environ à cette même époque, puis repoussent (je crois que cela provient du fait que les bulbes des cheveux possèdent une force vitale qui leur est propre et qu’elle n’est épuisée –la relève de la garde– qu’après une dizaine de jours). Par contre, mes nausées signifient clairement une réaction immédiate des régions digestives à la toxicité. La cardio-toxicité se marque au fur et à mesure des chimiothérapies : des essoufflements, principalement, et une fatigue accrue à l’effort (marche rapide ou en côte…), à partir de la troisième chimio. |