Fatigue

Plus qu'une semaine et un jour. - p.2

C'est trop dur : quand les uns en sortent, les autres y rentrent. Pourquoi ? Agnès me dit que c'est parce que sa tante s'est fait beaucoup de soucis, le divorce, etc. Je n'accepte pas que les soucis soient incriminés… je ne sais pas bien pourquoi. Parce que c'est trop injuste ? Parce que je ne veux pas que ce soient "toujours les mêmes" qui aient de la guigne. Parce que je ne veux pas non plus que ce soit comme qui dirait une punition qui frappe les femmes divorcées. Ou les personnes qui ont vécu un deuil particulièrement douloureux. C'est trop injuste de dire des choses pareilles, et en plus c'est totalement faux. Et puis, c'est trop culpabilisant. C'est méchant de dire des choses pareilles, parce que rien n'est prouvé, rien n'est certain, et même que je connais des gens heureux qui ont eu des cancers aussi ! La différence, c'est que des femmes divorcées, il y en a plein, elles sont en ligne de mire. Par contre les gens heureux sont rares. Donc forcément moins nombreux à souffrir d'un cancer, non ? Pourquoi les mecs qui trompent leurs femmes, les frappent ou les abandonnent, ne s'occupent pas de leurs enfants ou trichent sur les pensions alimentaires n'ont pas de cancer, eux ? La méchanceté de cette forme d'ostracisme sur les gens déjà malheureux me donne des envies de vengeance. Et puis, ces types, qui se conduisent comme des salauds, ils en ont peut-être aussi, incognito ?
Nous sommes trop de femmes à en souffrir, et le cancer, c'est trop affreux. Dans la salle d'attente de la radiothérapie, je vois bien, un homme pour quatre ou cinq femmes. La plupart d'entre eux paraît avoir un cancer de la gorge. Fumeurs ? Nous sommes très impressionnées. Ils sont affreusement mutilés. J'aurais voulu emmener mes fils pour les décourager de leur dépendance à la cigarette, mais ce n'est pas un zoo, non plus !
Dans le genre "tournez, manège", ce lundi, une nouvelle dame cherche ses habitudes dans le service. Je ne la reconnais pas au premier coup d'œil : perruques et foulards nous transforment. La chimio aussi, parce que la cortisone nous gonfle. Mais quand elle s'apprête à partir, j'en ai le cœur net : c'est l'Africaine qui est arrivée à l'hôpital la veille du jour où moi je le quittais après ma première opération. Comme j'étais seule à parler l'anglais dans le service de sénologie, et qu'à part sa langue natale, c'est la seule langue qu'elle connaisse, je m'étais proposée pour l'accueillir et l'encourager à parler de sa maladie autour d'elle. Puis j'avais laissé tomber, vu ma propre détresse en apprenant pour mon foie… La voilà donc à nouveau. Elle n'a osé en parler qu'à une seule personne, une Belge, parce qu'elle craint que les gens de sa communauté ne la relèguent au stade de mourante, du fait de son cancer. Elle est donc toute seule pour faire face… J'en ai parlé aux infirmières, parce que je pense que ce genre d'information doit être connue du personnel. Elles m'ont assuré qu'elles y feraient attention, mais elles ne connaissent pas l'anglais non plus !
J'aimerais tant que ce soit fini pour moi et pour tout le monde. Que ce soit un cauchemar oublié. Le mot cancer, comme le mot guerre, d'ailleurs, seraient bannis du vocabulaire parce qu'ils n'ont plus usage… Le monde selon Marilyn Droog. Ces mots feraient partie du paysage historique…
Je me sentirais tellement libre, tellement légère.
Au lieu de ça, j'apprends que Leslie, cette collègue d'infortune avec qui il m'arrive de prendre un café après la radiothérapie, a reçu quelques jours de rabiot55. Elle devait terminer quelques jours après moi. Elle terminera début mai. Passer de fin avril à début mai pèse comme un mois de plus… Elle est tellement déçue. J'en ai tellement marre.