Rythm' and blues

Quand commence la chimiothérapie, le tempo devient de plus en plus lent… Celui d’un métronome en fin de course, avec quelques petits rebonds imprévisibles, dont il faut profiter à tout prix pour le bien-être moral.
Heureusement, mes amis sont flexibles, compréhensifs et patients. Certains m'ont vue débarquer sur un rapide coup de téléphone parce que j’avais un coup de blues à effacer. Ou un peu d’énergie dont il paraissait vital de profiter sur-le-champ. Tandis que d'autres se sont vus décommandés à la dernière minute parce que la trappe à énergie était ouverte et que j'y étais tombée corps et âme.
Chimiokes13, nous sommes "entre-parenthèses", dans une sorte d’éternité limitée à la durée du traitement. Sorte de No Man's Land de la vie active, de la vie quotidienne, de la vie tout court.
Le temps passe extrêmement lentement, couchée dans la chambre, à attendre que la dépression vitale ou que les nausées soient passées. J’en ai pris mon parti maintenant. Je sais qu’il me faudra traverser ces quatre premiers jours affreux de vomissements, puis de nausée, puis de seule fatigue totale, et rebelotte quelques jours plus tard pour la fatigue intense de l’immuno-dépression. Lutter contre cette triste vérité serait absurde, inutile et ne ferait qu’empirer mes souffrances. Accepter. Je ne peux qu’accepter pour réduire les risques. Pour pouvoir mieux profiter des jours où j'aurai un peu de latitude pour Vivre.
Une seconde peut paraître insurmontable, éternelle ou inexistante.
Hier, je me suis servi le thé et quand j’ai fait le geste de le boire il était froid : entre ces deux instants, j’ai dormi (je suppose ! ? ), assise dans mon fauteuil, pendant quarante cinq minutes. Les seules réalités objectivables, en effet, étaient la fraîcheur du thé et l’avancement subi des aiguilles de l’horloge. Je revenais d’une promenade d’une heure et j’avais fait du thé pour me délasser !

Vous comprendrez donc que je vous parle d’un autre monde… Pas d’un monde inconnu, comme Mars ou La Mort, mais d’un monde dont, heureusement, très souvent, le souvenir s'efface "après coup ".
Puisque j’écris principalement pour les femmes, car que sais-je du vécu des hommes qui ont un cancer du sein14 ? ? ?, je dirais à celles qui ont connu des grossesses et des accouchements heureux que l'horreur de la chimiothérapie s'oublie au fur et à mesure, comme les douleurs de l’enfantement… A la fois cauchemar et à la fois rien du tout, comme négligeable. Comme si l'expérience, à la fois s'oubliait dans le vécu du quotidien, mais restait aussi inscrite dans une mémoire instinctive. Arrivée à la radiothérapie, je me rends compte que je ne pense presque plus à ma chimio mais plutôt à mes perspectives d'avenir, comme par exemple à prendre des vacances. Alors que pourtant, quand je rencontre un chimioke ou que ma mémoire revient à ce produit rouge, j'ai des frissons et une profonde réminiscence de dégoût.
Après un bon moment (le plus long possible, bien sûr), comme un coup de téléphone affectueux et encourageant, une carte marrante qui arrive par la poste, une excellente lecture ou, liesse, quelques jours de vie presque normale en dynamisme…, je revis, et le côté triste, absurde, "malade " se dissipe aussitôt.
Je ne peux donc que recommander ces petits clins d’œil que la famille, les amis peuvent faire, qui ne coûtent que quelques instants et un peu d’attention affectueuse mais qui nous permettent "d'oublier" l'effroyable expérience que nous traversons.
Je pense que les troubles de mémoire, liés à mes états de fatigue, sont aussi pour beaucoup dans cet effacement progressif. Pour ce qui est d’oublier mes "misères ", je ne m'en plaindrai pas.