Clap !

Désormais il me faudra apprendre à apprivoiser les paradoxes du cancer, à les accepter. Dure leçon de survie.

Le premier "Clap "… je pourrais également le mettre à ce carrefour saugrenu qu’était le point de rencontre à l’hôpital, ce jeudi matin du 14 septembre à neuf heures, date de ma première hospitalisation. Date d’une certaine prise de conscience, à travers les autres femmes, justement, à voir leur tête, leurs pleurs, leur angoisse. Il m’apparut alors subitement que nous entrions de plain-pied et sans bottes dans une sacrée Merde !
Nous étions cinq, ce jour-là, à ce square de bancs, dans l’unité de sénologie, inscrites au programme opératoire du lendemain, à devoir passer les examens pré-op sous la bonne garde de Raphaëlle qui nous guiderait dans le dédale des couloirs et des salles d'examens, face à notre peur. Bénéfique présence de Raphaëlle, témoin de sa survie, de sa bonne santé mentale et physique, de tout son chemin accompli vers une vie épanouie depuis son propre cancer, il y a déjà cinq ans. Elle nous accompagnait de sa bonne humeur. Encore merci à toi, Raphaëlle, pour cette mission de bénévole que tu accomplis si gentiment. J’ai même envie de dire "adéquatement ", parce que ce ne doit pas être facile d’être ce témoin hebdomadaire alors que nous ne sommes qu’inquiétude et souffrance morale.
Jusqu’alors, et même encore maintenant, je ne me sentais pas menacée dans ma vie mais seulement atteinte d’une maladie grave dont les médecins allaient me sortir comme tant de mes amies. J’ai toujours eu la certitude de guérir puisqu’elles avaient guéri. Et puis, je me sentais tellement bien encore, tellement pleine de vie, avec seulement cette "boule " au sein, qu'il suffit d’enlever. Je craignais seulement qu’il ne faille m’enlèver aussi le bras, en plus du sein : une de mes grandes-tantes (par alliance) a longtemps survécu à son cancer du sein dans les années 60, mais elle perdit successivement un sein, le bras, puis l’autre sein, puis la vie… Et j’avais si mal au bras depuis quelques années…

Comme ce point de "rendez-vous " se trouvait au bout d’une longue ligne verte, tracée sur le sol pour permettre à tous les malades de trouver leur chemin entre les services, j’avais demandé à mes collègues d’infortune si elles avaient vu le formidable film "La ligne verte" de Spielberg. En effet, après chaque examen, nous retrouvions cette ligne avec soulagement puisqu'il nous ramenait à notre point de rencontre du matin. Comme elles ne l’avaient pas vu, elles me demandèrent d'en raconter l'histoire, évidemment : toutes les distractions étaient bienvenues ! Et en entendant qu’il s’agissait de l’histoire de "condamnés à mort ", elles se sont remises à pleurer sur leur sort et Raphaëlle m’a fusillée du regard. J’ai compris, alors seulement, à quel point les autres s’angoissaient à l’idée qu’elles allaient mourir. Elles étaient plus âgées que moi, sauf une toute jeune femme. Est-ce pour cela qu’elles avaient plus peur que moi ?
Moi, je ne pensais qu’à la vie qui allait continuer, comme celle de Petra, Angèle, Marie-Hélène, Laurence, Fanette… autant d’amies qui ont survécu et vivent encore dix, cinq ou deux ans après, comme Raphaëlle !

Personnellement, je ne sais pas pleurer. Je sais mieux rire et faire de la dérision. Je sais aussi jurer comme un charretier, pour me défouler, quand tout va mal, vous l'aurez remarqué. Chacun est comme il est. Je jure quand je suis en colère et je suis en colère au lieu d’être triste. Quand je râle et que tout est triste, je fais de l’humour... Cela me change l’esprit. Cela me rend la vie plus supportable de la voir à travers le filtre de la poésie ou de l’humour. Dans le domaine artistique, cela s’appelle la sublimation et il paraît que je suis un peu artiste.
Me retrouvant en compagnie de femmes en pleurs, angoissées à mort, je me suis donc mise à râler tout haut sur cette saloperie de maladie, sur la vie, sur la merde de notre triste sort. Je les ai prévenues que c’était ma façon à moi de réagir à la tristesse. Au début, elles étaient un peu choquées de m’entendre réciter des litanies de jurons… mais mes imprécations finirent par les détendre, elles aussi. Certaines arrivent même à rire et me remercient de dire tout haut ce que chacune pense tout bas. Une des patientes du groupe est forte, elle aussi, mais dure. Sa force de vaincre me soutient. De temps en temps, nous nous regardons. Peut-être que ma force à moi l’aide, elle aussi, à tenir bon ?